Qu’est-ce qu’un système énergétique propre et équitable ? Beaucoup de réponses nous viennent à l’esprit, mais une chose est sûre : un système juste et équitable ne passe pas par la destruction d’un écosystème fluvial. Il ne prive pas les femmes de leurs terres, leur eau et leurs moyens de subsistance, les obligeant à se déplacer. Il ne prévoit certainement pas la rupture de liens spirituels ancestraux entre une communauté et son territoire. Seulement voilà, c’est exactement ce qui se passe lorsqu’un grand projet hydroélectrique apparaît sur la scène.
Les grands barrages sont non seulement destructeurs et sales, ils sont aussi porteurs d’injustices profondes vis-à-vis des femmes dans les communautés directement concernées. Bien souvent, les femmes se font charge de procurer la nourriture, l’eau et l’énergie pour leurs familles. Le fait d’avoir accès à ces ressources, la manière de les obtenir, et bien entendu leur qualité, a un impact profond sur la vie quotidienne des femmes, leur santé et le bien-être à long terme.
Entre autres choses, grands barrages peuvent réduire ou détruire les réserves d’aliments et d’eau, forçant les femmes à chercher de nouvelles sources. Dans certains cas extrêmes, les communautés à déménager. Forcées d’investir plus de temps et d’énergie, les femmes sont confrontées à une aggravation des dangers, par exemple un risque accru de violence sexuelle lorsqu’elles se déplacent à travers champ. Les déplacements forcés et le déracinement imposent un lourd fardeau aux femmes, car elles portent la responsabilité d’assurer la survie de leur famille et enfants dans un environnement inconnu. Pendant ce temps, l’électricité produite centrales hydroélectriques alimente en premier lieu les industries et les populations urbaines, parfois en laissant entièrement pour compte les femmes locales et leurs communautés.
Dans le monde entier, les femmes sont en première ligne contre les grands projets hydroélectriques destructeurs. La Global Alliance for Green and Gender Action (GAGGA) les soutient dans leur lutte et porte leurs voix jusqu’aux autorités, les entreprises et les bailleurs, y compris les institutions de financement du développement comme la Banque mondiale et les banques régionales de développement. Cet article met en évidence deux cas emblématiques : la lutte des femmes en République Démocratique du Congo (RDC) contre le barrage d’Inga 3, et la lutte des femmes au Guatemala contre les projets hydroélectriques Pojom II et San Andres.
Les barrages en RDC : Les femmes sortent de l’obscurité
Dans les années 1970 et 1980, des millions de dollars ont été investis dans deux grands barrages hydroélectriques sur le fleuve Congo, connus sous le nom d’INGA 1 et 2. À ces moment-là, le projet est présenté comme une grande source d’énergie pour les habitants de la RDC. Quelques cinquante ans plus tard cependant, moins de 10 % des citoyens du pays ont accès à l’électricité. 85 % de l’électricité produite par les barrages est destiné à des consommateurs de haute tension, principalement les industries. Les communautés déplacées par les barrages doivent encore se battre pour obtenir des moyens de survie justes, et bon nombre d’entre eux vivent encore sans électricité. Malgré ce bilan désastreux, le gouvernement de la RDC prévoit plus de barrages et continue de financer la construction du barrage INGA 3.
Maggie Mapondera de l’African Gender and Extractives Alliance, WoMin explique : « Ce projet est dénommé Grand INGA parce qu’il va être gigantesque et, selon la formule employée par la Banque africaine de développement, il va ‘’illuminer l’Afrique’’. Ils nous vendent cette notion de développement qui est censé amener l’Afrique vers le prochain millénaire. » Pour plus d’information, cliquer ici.
Dans le cadre de GAGGA, WoMin soutient les femmes et les collectivités du Sud qui luttent contre les grands projets d’extraction ou d’infrastructure, y compris l’énergie hydraulique et les centrales au charbon et des mines. WoMin est active en RDC et 10 autres pays, dont le Burkina Faso, le Kenya, Madagascar, Mozambique, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Afrique du Sud, Ouganda et Zimbabwe.
WoMin s’est associée avec l’organisation congolaise Femmes solidaires (FESO) et International Rivers pour appuyer les femmes dans la zone menacée par l’INGA 3. La FESO travaille directement avec les femmes qui vivent près de la rivière, à Matadi et quelques autres villes. Salomé Elolo de FESO explique que le groupe a pour mission de bâtir un mouvement de femmes autour du fleuve Congo et sa protection. À cette fin, la FESO a créé la SOFLECO (Solidarité des femmes sur le fleuve Congo), une association composée de plusieurs groupes locaux de femmes dans les provinces et territoires qui ont été, ou pourraient être, affectées par Inga. « Nous comptons déjà six groupes SOFLECO », déclare Salomé. « Nous allons dans les communautés et expliquons les conséquences de l’INGA 1 et 2, construisons des alliances et menons des activités de plaidoyer, des manifestations sur le plan national et international. »
Salomé : « INGA 1 et 2 ont fait que le niveau de l’eau a baissé et les personnes ont dû être relogées. Les femmes se sont vues particulièrement affectées alors que personne ne leur a demandé leur avis, ni pendant ni après la construction. Ce sont elles qui utilisent de l’eau et qui sont charger de procurer de l’eau et de la nourriture à leurs familles, et qui, après leur réinstallation, doivent marcher de longues distances pour trouver de l’eau propre, et qui travaillent plus encore pour produire la même quantité d’aliments sur des terres dont personne ne veut. Avec Inga 3, encore une fois, ces femmes et les communautés seront privées de leurs moyens de subsistance, y compris de terres agricoles, de l’eau de la rivière, de gibier, de poisson, de fruits, de la terre de leurs ancêtres et de leurs traditions culturelles. Elles seront forcées de quitter leurs terres et de se déplacer dans un lieu inconnu. De plus, avec la construction du barrage, de nombreuses personnes, et notamment les femmes, craignent un afflux massif de travailleurs migrants, ce qui risque de mettre en danger les femmes et les jeunes filles dans les communautés »
FESO, WoMin et International Rivers ont travaillé conjointement pour renforcer la capacité des femmes à effectuer un travail de plaidoyer pour défendre efficacement leurs droits. Ces femmes ont appris quels sont les acteurs et les flux financiers en cause et les instruments et mécanismes régionaux et internationaux disponibles pour protéger les droits des communautés locales, des populations autochtones et des femmes. Maggie de WoMin explique l’importance de cette information, étant donné que des investissements espagnoles et chinois sont impliqués dans la construction de l’INGA. Il est essentiel, dit-elle, que « les gens puissent identifier l’ennemi et s’organiser à différents niveaux contre lui. » WoMin a fait participer les femmes de ses formations féministes régionales et à des formations de recherche participative féministe, pour qu’elles puissent développer des compétences leur permettant de mener des recherches sur le terrain et construire une capacité politique pour se confronter au projet INGA.
WoMin et International Rivers travaillent également en solidarité avec les alliés en RDC et les collectivités directement touchées par le projet pour se confronter directement au gouvernement sud-africain, exhortant le parlement à examiner la faisabilité et les risques du projet et à retirer son financement. Pour en savoir plus sur ce travail de plaidoyer, cliquez ici et ici.
Il est encore possible de bloquer la construction d’INGA 3. Grâce à la mobilisation continue des femmes et au soutien de la GAGGA, les communautés affectées, et spécialement les femmes, sont de plus en plus conscientes que l’INGA 3 n’est pas nécessaire et mettra directement leur subsistance en danger. La mobilisation et la sensibilisation des communautés locales a clairement aidé à ce que l’INGA 3 n’est pas encore construit.
Les femmes Mayas défendent la liberté, la sécurité et leur territoire
Les communautés de la microrégion Ixquisis au Guatemala vivaient au calme lorsque les projets hydroélectriques Pojom II et San Andrés ont brusquement fait irruption dans leurs existences. « Maintenant, c’est tout le contraire », explique Carla, une femme maya Chuj. « On ne peut pas sortir en sécurité, nous n’avons pas cette liberté à cause la présence de l’entreprise…ils sont venus dans nos communautés avec des mensonges, en disant qu’ils allaient amener le développement alors que ce n’était pas vrai. Tout ce qu’ils ont fait, c’est détruire nos ressources naturelle ». Carla (son nom a été changé pour protéger sa sécurité) est membre de l’une des 10 communautés qui composent la microrégion Ixquisis. Elle fait partie d’un groupe qui défend son territoire contre la menace des barrages.
L’approbation d’emprunts et le lancement de la construction des barrages a mené à la destruction du mode de vie des communautés, au harcèlement des communautés et à la militarisation. « Nous éprouvons une grande tristesse, de la douleur et de la peur à cause de ce qui se passe dans notre territoire. L’armée et la police protègent ces entreprises au lieu de protéger les Guatémaltèques. Sans eux, tout reviendrait à la normale sur notre territoire », continue Carla. « Nous avons été menacés, ridiculisés, maltraités et discriminés par la police, l’armée et les forces de sécurité privées de l’entreprise. Les femmes, on nous a traitées comme si nous étions des êtres irrationnels, des animaux sauvages ».
La construction des barrages a déjà causé de graves dommages à l’environnement, y compris la pénurie d’eau et la pollution, qui empêchent les populations locales de pêcher, de cultiver des aliments et de conserver leur mode de vie traditionnel. Les populations affectées de la région de Ixquisis sont principalement les populations mayas y compris des groupes ethniques Chu, Q’anjob’al et Akateko. Les communautés mayas et les organisations alliées résistent contre les barrages depuis déjà six ans. Ils ont fait part de leur position auprès des autorités municipales, départementales et nationales.
Au travers de la GAGGA, les avocats spécialistes de l’environnement du groupe AIDA ont pris en charge la cause des femmes d’Ixquisis dans leur tâche vitale de défendre leurs droits. « Normalement, nous travaillons avec des organisations locales d’avocats qui soit impliqués dans des litiges ou qui prennent en charge des affaires où le droit humain à un environnement sain est mis en cause, ou d’affaires concernant des écosystèmes sensibles en danger. Notre politique est de travailler très étroitement [avec les organisations locales] et de les aider à définir une stratégie juridique forte, tout en appuyant leur couverture dans les médias », explique Liliana Ávila, avocat principal à AIDA. Une stratégie clé consiste à aider les collectivités à utiliser des mécanismes de responsabilité des institutions financières internationales, les principaux financeurs de grands projets hydroélectriques.
Dans le cadre de la GAGGA, AIDA s’efforce de mettre en évidence les impacts des projets de développement mal planifiés sur les femmes et les droits des femmes au centre de leurs activités de plaidoyer environnemental. À cette fin, en août 2018, AIDA rejoint la Plate-forme internationale contre l’impunité et le Gouvernement plurinational ancestral Q’anjob’al, Popti, Chuj et Akateko Ixquisis en aidant les femmes à déposer une plainte auprès du Mécanisme indépendant de consultation et d’investigation (MICI) de la Banque interaméricaine de développement. Cette plainte demandait à la Banque de retirer ses investissements dans les barrages (près de 15 millions de dollars), ces projets ne se conformant pas aux normes de la banque.
Il s’agit d’une plainte unique en son genre. Non seulement elle part d’une perspective de genre, se concentrant en particulier sur le fait que les femmes sont les principales victimes des mégaprojets hydroélectriques, mais elle met la banque face à ses responsabilités car elle viole ses propres politiques relatives à l’égalité des sexes. Bien souvent, en effet, les plaintes déposées auprès des banques de développement se limitent à mettre en avant les impacts environnementaux et sociaux.
Le MICI a accueilli la plainte, ce qui semble être d’excellent augure, et des investigations rigoureuses sont en cours pour vérifier ces violations. Cette enquête comprend une visite au Guatemala prévue pour fin 2019. La publication des résultats de l’étude menée par le MICI n’est pas prévue avant 2020, mais le fait qu’une enquête soit en cours est en soi un grand accomplissement. Cela pourrait poser un précédent important. L’AIDA espère que l’enquête indépendante pourra confirmer la plainte, et mener à plus de rigueur de la part de la Banque interaméricaine de développement vis à vis de sa politique de genre, sociale et environnementale. Une meilleure application de ces politiques viendrait renforcer la protection des femmes et améliorer la durabilité des investissements de la BID en général.
« Nous ne voulons pas de barrages. Nous voulons vivre dans un environnement exempt de contamination. Nous voulons que notre territoire soit libre », dit Carla. Grâce au soutien de l’AIDA, les femmes ont pu mieux comprendre que leur combat s’inscrit dans un contexte plus large qui comprend le rôle essentiel joué par les institutions financières internationales. Leur activisme en tant que femmes s’est également affirmé. « Nous avons appris, grâce aux organisations qui nous ont soutenues au long de cette lutte, à nous créer des espaces à nous, les femmes. »
Le processus de la plainte a également été une précieuse expérience pour l’AIDA, qui a accru ses connaissances sur les questions de genre vis-à-vis des grands projets d’infrastructure. Ce groupe vise à intégrer davantage l’égalité des sexes dans ses futures actions dans le domaine environnement et des droits humains, et à partager ses expériences avec d’autres organisations sur le plan régional et mondial. Avec l’aide de la GAGGA, l’AIDA prépare un nouveau rapport sur les impacts des barrages sur la vie des femmes. Ce rapport comprend une analyse des politiques et pratiques des institutions financières internationales, ainsi que de l’expérience et de la lutte courageuse des femmes de Ixquisis.